Lire l'Autobiographie de Gandhi, Mes expériences de vérité, comme la sténographie d'une décolonisation de soi.
Trois sont les acceptions courantes du terme « gandhisme » :
Or, tout en gardant à l'esprit ces acceptions courantes, je propose d'envisager ici le gandhisme dans une signification quelque peu différente, et moins maximaliste, c'est-à-dire au sens de l'idiosyncrasie entre la « vie vécue » (Erlebnis) de Gandhi et sa pensée. Autrement dit, il s'agira d'envisager certains lieux de la pensée et de l’œuvre de Gandhi à partir non pas tellement des influences diverses qui jouent sur sa formation intellectuelle, ou des similitudes et différences avec d'autres courants, mais à partir de la façon singulière dans laquelle la pensée et l'action gandhienne thésaurisent directement toute une série d'expériences de l'homme Gandhi lui-même. Je reviendrai dans un instant sur le caractère fondamental, pour Gandhi, de la catégorie d'expérience, qui prime sur les catégories philosophiques d'idée, théorie, vision du monde, etc... Pour l'instant, je propose une première définition provisoire du gandhisme tel que je vais l'envisager ici : une pensée et une ligne de conduite, individuelle et collective, directement issues d'une transposition de l'expérience vécue par l'homme Gandhi. Un caractère quelque peu déroutant de la pensée de Gandhi – dont on retrouve une restitution frappante dans son Autobiographie, intitulée, au juste, Mes expériences de vérité, consiste dans le fait de ne procéder d'aucune hiérarchisation de l'expérience, ou de la praxis – si vous préférez – c'est à dire d'assumer l'égale importance de toute expérience vécue, qu'il s'agisse de pratiques alimentaires, d'expériences de la maladie ou d’incarcération, d'expériences intellectuelles (lectures), des rencontres marquantes, ou encore d'expériences collectives (construction de communautés et organisation de formes de vie communautaire), d'expériences de prise de parole ou de mise en écriture (à travers aussi bien des discours publiques que des conversations intimes), d'expériences juridiques (lutte pour les droits civiques) ou politiques (organisation de mobilisations collectives), et ainsi de suite. Tous ces domaines de l'existence, tout à fait disparates, que nous aurions tendance à distinguer entre expériences publiques et privées, par exemple, ou à repartir entre vécu intime et action politique, se mélangent et s'articulent les unes aux autres chez Gandhi. Mieux, elles appartiennent au même domaine, celui de l'expérience « de vérité », sans qu'il soit possible d'établir quelle expérience serait plus contingente ou plus nécessaire. D'où aussi le caractère inopérant des grandes divisions philosophiques traditionnelles entre éthique et politique, entre morale et psychologie, entre logique et spiritualité, et ainsi de suite. Autrement dit, et comme je me propose de le montrer par la suite en prélevant quelques épisodes, apparemment minuscules, dans le récit gandhien de sa propre expérience de vie, telle qu'il la reparcourt lui-même dans son Autobiographie. Mes expériences de vérité, on peut parler d'un matérialisme gandhien, dont il s'agira de prendre la mesure, mais dont un des axiomes peut être énoncé dès maintenant : aucune expérience vécue du sujet humain n'est a priori plus importante qu'aucune autre. Si on voulait dire les choses de façon un peu crue, mais qui n'est pas très éloignée de certaines articulations de Gandhi lui-même entre le micro et le macro, entre le corporel et l'idéal, entre l'intime et le publique, on pourrait dire qu'une pollution nocturne n'est pas un événement moins important que la lecture d'un grand texte, ou que le choix d'un aliment a autant de portée que celui du choix d'un concept !
Dès lors, une objection qui pourrait surgir à cette proposition inaugurale consistant à envisager le gandhisme comme un pensé holistique, sans répartitions internes a priori, et fondée sur toute expérience possible, consisterait à affirmer qu'une telle attitude nous ramène dans les parages d'une sagesse, d'une sophia, au sens d'une philosophie vécue, dont l’énonciation serait inséparable du sujet qui l'énonce, le sage. Mais une telle solution, bien que tentante, se révèle vite insatisfaisante, ne serait-ce qu'en raison d'un trait majeur qui différencie la pense-Gandhi de toute sagesse : son appel à l'action. Davantage : c'est dans et par l'action que la sagesse s'éprouve et se met à l'épreuve. Et cette action est avant tout collective, ce qui nous éloigne considérablement des figures de la sagesse philosophique ou pré-philosophique telle qu'on la conçoit dans la tradition de l'antiquité grecque, par exemple, ou même du monde hellénistique, qu'avait tellement intéressé Foucault, au début des années 1980, dans son séminaire L’Herméneutique du sujet, à travers la notion de « souci de soi »(sur laquelle j'aurais occasion de revenir).
Il faut donc partir d'une certaine suspension des catégories qui nous sont les plus familières, comme celle de sagesse, de philosophie ou de spiritualité, pour aborder la pensée-Gandhi.
Encore un point préliminaire, avant d'aborder directement quelques figures de cette construction singulière : pourquoi envisager ce que j'ai appelé le matérialisme gandhien à partir de la psychanalyse ? Qu'est-ce qui autorise un tel rapprochement ? Et qu'est-ce qu'on est en droit d'attendre de celui-ci, alors même qu'on sait que Gandhi n'eut qu'une connaissance superficielle de la psychanalyse, n'ayant jamais ni lu ni rencontré Freud, même s'il aura occasion de rencontrer le premier noyau de psychanalystes indiens, à Calcutta en 1924 (sans compter leur commune fréquentation de Romain Rolland, auteur, en 1925, de la première « biographie » en français de Gandhi, que Freud aura entre les mains)..?
Pour anticiper un peu sur les développements à venir, je répondrais à cette question en précisant que le matérialisme de l'expérience subjective dont procède la pensée et l'action de Gandhi se présente éminemment comme un matérialisme pulsionnel. C'est-à-dire que la pulsionnalité est perçue comme un continuum, là aussi sans une hiérarchie évolutive, ce qui fait que la gourmandise, la concupiscence ou l'auto-érotisme soient foncièrement indiscernables de l'agressivité, de la pulsion d'emprise, de la violence ou de la destructivité. Tout se passant en effet comme si, chez Gandhi, toute question revenait à la question de la violence de la pulsion, Ce qui fait qu'il existe chez lui une forme de transitivité systématique entre des niveaux pulsionnels hétérogènes. Ainsi s'explique l'association immanente, chez Gandhi, entre pratique ascétique et politique : ces pratiques du jeûne lors de grandes mobilisations collectives, ou ses exercices de maîtrise sexuelle et de chasteté en plein milieu de plus graves conflits politiques et interconfessionnels, qui, loin d'être des marques d'excentricité ou de pensée magique, relèvent d'une telle équation, celle faisant de la violence pulsionnelle la question cruciale, peu importe à quel étage de la vie subjective une telle violence s'actualise. Car toute irruption d'une violence pulsionnelle est traitée, là aussi, de façon holistique, voire à rebours, en remontant le circuit pulsionnel. Pour schématiser à l'extrême : afin de déjouer l'agressivité il faut déjouer la pulsion emprise, pour déjouer la pulsion d'emprise il faut suspendre la génitalité, pour suspendre la gentilité il faut réduire au minimum l'oralité. Voilà ce que j'appelle le mécanisme de transitivité pulsionnelle radicale mis en œuvre par Gandhi, et qu'on aura occasion de voir en détail au cours de ce séminaire, notamment en nous appuyant sur les travaux du psychanalyste germano-américain Erik Erikson, La Vérité de Gandhi* (Gandhi's Truth. On Militant Non-Violence, 1969), la première tentative de saisir, à partir de la psychanalyse, la singularité de la disposition subjective et du dispositif anthropologique gandhien.
Aujourd’hui j'aimerais rentrer dans la construction gandhienne à partir de son Autobiographie, qui est en réalité une sorte de discours de la méthode, ou, si vous voulez, un essai anti-philosophique.
Je reprends ici la catégorie d’anti-philosophie d'Alain Badiou, qui à son tour l'emprunte à Lacan, tout en la transformant, pour désigner non pas du tout un rejet de la philosophie, mais plutôt l'idée selon laquelle la philosophie s'éprouve par l'expérience vécue, par des points expérientiels subjectifs qui ne sont pas justiciables d'une construction purement logique, ou discursive, mais trouvent appui sur des expériences hors-discours, qu'elles soient esthétiques, mystiques, ou analytiques (ainsi Saint Paul, Pascal, Kierkegaard, Rousseau, Nietzsche, le dernier Wittgenstein ou Lacan lui-même sont rangés par Badiou dans la catégorie des « anti-philosophes », dans la mesure où ils recherchent tous un point d'impasse de la pensée philosophique à partir duquel s'émanciper de la philosophie elle-même, conçue au fond comme une maladie, dont il faudrait guérir, pour retrouver la « Grande Santé » dont parlait Nietzsche). Il y a donc, dans la démarche anti-philosophique, la recherche non pas d'un point d’extériorité absolue par rapport à la philosophie, d'une sortie, mais d'un point d'impasse, qui se situe sur le bord de celle-ci, mais qui, une fois expérimenté en pensée, la ferait basculer dans autre chose, en en ruinant la construction logocentrique. À y voir de plus près, la question clé, pour les antiphilosophes, est celle de l'acte. La philosophie, en effet, tient l'acte à distance, le conjure, au double sens où elle ne cesse de le penser et de le différer en même temps, à travers le logos. (Il n'y a pas d'acte philosophique !) L'anti-philosophe, en revanche, cherche un acte (anti)philosophique, c'est-à-dire une expérience à la fois vécue subjectivement et intellectuellement, et conçoit celle-ci comme une trouée dans le dispositif philosophique. Que l'on songe au motif de la conversion chez Sait Paul, à celui du pari chez Pascal, à l'alternative (« aut aut ») chez Kierkegaard, à la confession chez Rousseau, ou encore à le révélation nietzschéenne de l’Éternel Retour sur le sommet suisse de Sils Maria, voilà autant d'expériences qui prennent la forme d'un acte qui transforme le sujet de la philosophie (au fond introuvable) en sujet de l'anti-philosophie, c'est-à-dire d'une vérité dont l'expérience même du sujet constitue le champ d’expérimentation, et dont l'acte représente le lieu de véridiction. Ce qui d'ailleurs expose l'anti-philosophe au risque du basculement dans la folie, ou dans le mutisme. Que l'on songe aux Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau, ou à Nietzsche ne parlant plus qu'un cheval, à Turin, vers la fin de sa vie ; ou à la phrase célèbre de Wittgenstein, à la fin du Tractatus, « ce dont on ne peut pas parler il faut le taire », ou même à l'aphasie du tout dernier Lacan : tout se passant comme si l'antiphilosophie comportait non seulement une mise en crise du logos, mais du langage tout court, jusqu'à revenir à un deçà de la parole, ou à faire parler le silence...
J'arrête là, pour l'heure, cette digression, inspirée par Badiou, sur l'antiphilosophie. Lisez ses Séminaires admirables du début des années 1990, sur Nietzsche et Lacan, ou ses textes sur Saint Paul et Wittgenstein, si vous voulez approfondir ce thème passionnant, cette position tout contre la philosophie... On verra par la suite dans quelle mesure elle peut s'appliquer au cas de Gandhi.
Mais avant d'aborder Mes expériences de vérité, cette mise en récit anti-philosophique par Gandhi d'une partie de sa vie (car le récit s'arrête à 1921, c'est-à-dire au moment où il s'impose comme chef de file du mouvement indépendantiste indien, contre les nationalistes, les communistes et les partisans du nationalisme hindou), un survol général sur l'ensemble de sa biographie ne sera pas superflu. Celle-ci se divise en quatre grandes séquences : sa jeunesse indienne (jusqu'à l'âge de 18 ans); son départ pour Londres, pour y étudier le droit (pendant trois années) ; son très long séjour en Afrique du Sud (plus de vingt années), lieu de bascule de son travail en tant qu'avocat, au militantisme, où Gandhi va expérimenter une grand-partie des techniques ascétiques, communautaires et militantes qu'il appliquera et élaborera par la suite, lors de son retour en Inde, en 1915 ; et, enfin, sa période indienne, allant de son retour au pays, jusqu'à son assassinat, en 1948. Bien entendu, c'est un peu schématique, car il il aura par exemple un bref retour en Inde, entre sa période anglaise et son long séjour sud-africain ; ou une assez longue tournée en Europe en 1931 (entre Londres, Genève et Rome). Il n'empêche que cette chrono-topographie en quatre parties correspond à autant de saisons de la vie de Gandhi, qui se déroule donc entre 1869 et 1948 (ce qui fait de lui un quasi-contemporain de Freud, dont ne le séparent qu'une quinzaine d'années...).
Or, le projet autobiographique n'intervient pas du tout à la fin de sa vie, comme on pourrait s'y attendre, mais dès le début des années 1920, lorsque Gandhi émerge comme figure majeure de la lutte indienne pour le Swaraj, mon indien désignant l'auto-gouvernement. Il avait songé d'ailleurs de le rédiger en prison, condamné qu'il avait été, à cette époque, à six ans de réclusion. Mais il fut libéré au bout de deux années, sous la pression de l'opinion et de la rue indienne... Le seul autre livre publié par Gandhi avant son Autobiographie porte d'ailleurs pour titre Hind Swaraj, ce qu'on pourrait traduire par « L'autonomie de l'Inde », ou même « L'indépendance de l'Inde », mais qui, littéralement, signifie, « L'auto-(swa) gouvernement (raj), et qui parut, d'abord en gujarati, la langue maternelle de Gandhi, dans la revue Indian Opinion, publiée à Durban, en Afrique du Sud, en 1909 ; puis en volume, toujours en gujarati, l'année suivante, en 1910. Le livre fut immédiatement saisi par les autorités britanniques, ce qui encouragea Gandhi à en faire lui-même une traduction anglaise, parue la même année, et intitulée Indian Home Rule. Il y aurait beaucoup à dire sur ces transferts d'une langue à l'autre. Gandhi n'était pas un lettré, et lorsqu'il devait écrire des textes longs et élaborés, il avait recours à sa langue maternelle, le gujarati, qui était une langue avec une faible tradition littéraire et écrite. Ainsi, elle présentait l'avantage de constituer une sorte de passerelle entre la langue vernaculaire et la tradition savante (qui, en Inde, était essentiellement en sanskrit), entre la culture vernaculaire et la culture haute. Dans le passage à l'anglais, langue qui s'impose progressivement en Inde comme langue transversale, avec l'intitulé Indian Home Rule, on perd la polysémie du terme Swaraj, concept d'origine sanskrite, mais passé dans la plus part des langues indiennes et notamment en hindi, pour désigner à la fois une autonomie territoriale et le gouvernement de soi. D'où le choix judicieux adopté lors de la dernière traduction française de ce texte, de laisser l'intitulé en hindi, Hind Swaraj
Ceci donne une idée de la stratification linguistique complexe qui se cache derrière l'apparente simplicité de la prose gandhienne, lorsqu'on le lit en français, ou en anglais.
Pour résumer : Gandhi, écrivain prolifique (ses Collected Works forment plus 100 volumes et de 50.000 pages, mais il s'agit surtout d'une énorme production de publiciste, et de Correspondances ) n'a publié toutefois qu'un seul livre, Hind Swaraj, en 1909, manifeste politique, moral et anthropologique pour l’auto-détermination indienne ; au moment où rédige son Autobiographie, Mes expériences de vérité, qui en réalité a été d'abord publié sous forme de feuilleton, paraissant en 166 épisodes, dans plusieurs journaux fondés par Gandhi ou par proches de lui, comme le journal Navajivan (Nouvelle vie, Ahmedabad), Young India, Indian Opinion (Durban) et même l’américain Unity.
Le texte paraît enfin en volume, en 1925, sous le titre gujarati Satya na Prayogo. Atmakatha (Pratiques de vérité. Livre d'une âme) et en anglais, dans une traduction de Mahadev Desai, le secrétaire personnel de Gandhi, sous l'intitulé An Autobiography. On the Story of my Experiments with Truth. Le titre anglais dit donc « expermiments » et non pas « experiences », en accentuant ainsi le caractère expérimental, au sens scientifique du terme, plutôt que le niveau expérientiel, plus large... Il y a donc une certaine ambiguïté, ou indiscernabilité, entre l'expérience au sens de l'expérimentation et l'expérience au sens de l’expérience vécue, ce que Gandhi signale lui-même dans l'introduction à son livre :
Mais mon propos n'est pas d'essayer d'entreprendre une véritable autobiographie. Je voudrais tout simplement conter l'histoire de mes nombreuses expériences de vérité ; et comme ma vie consiste exclusivement en expériences de cette nature, il est vrai que ce récit prendra forme d'autobiographie (…) Mes expériences dans le domaine politique ne sont plus un secret non seulement pour l'Inde, mais dans une certaine mesure pour le monde « civilisé ». Elles n'ont à mes yeux pas grande valeur, et le titre de Mahatma, que j'y ai gagné, en a, par la suite, encore moins. Ce titre m'a souvent profondément peiné, et je ne me souviens pas d'un seul instant où ma vanité en ait été agréablement chatouillée. Mais j'aurais certainement plaisir à narrer mes expériences dans le domaine spirituel : celles-ci, je suis le seul à les connaître, et c'est d'elles que je détiens la mesure d'influence dont je dispose dans le domaine politique
Ici nous nous trouvons exposés, d'entrée de jeu, au piège insidieux, et récurrent dans la lecture de ce texte, d'une compréhension trop rapide. On croit entendre, en effet, l'affirmation par Gandhi d'une primauté du spirituel sur le politique, voire d'une primauté du spirituel tout court. Ainsi les notions-clés de « vérité » (satya) et d’«expérience» (prayogo) semblent converger vers l'idée d'une expérience intérieure, et le terme « spirituel » désigner une sorte de corps à corps avec le grand Autre, comme seule dimension essentielle de l'existence. Mais, à y regarder de plus près, il n’en est rien. Cette lecture spontanée qui pourrait faire le lecteur français, ou européen, qui se contenterait de lire la déclaration introductive de Gandhi avec les notions qui lui sont plus familières, est d'ailleurs désavouée par Gandhi lui-même, à peine quelques lignes plus loin, par une clarification de la notion d' « expérience de vérité », et au moyen de l'introduction de deux termes fondamentaux, deux catégories tout à fait modernes et en contradiction apparente avec le spiritualisme revendiqué au tout début du texte, celle de morale et celle d’expérimentation :
Ce que je voudrais mener à bien - ce que j'ai tenté laborieusement, langui de mener à bien, ces trente années – c'est d'atteindre à l’accomplissement de soi, de voir Dieu face à face, de parvenir au Moksha. (…) Mais comme je n'ai pas cessé de croire, tout au long de ma route, que ce que peut faire un homme, tous le peuvent, mes expériences n'ont pas été menées dans le secret du cabinet, mais aux yeux de tous, et je ne pense pas que ce fait trahisse ou diminue leur valeur spirituelle. Il est des choses qui ne sont connues que de soi seul et du Créateur. Et ces choses, nul, évidemment, ne saurait les communiquer. Les expériences dont je vais aborder le récit, ne sont pas de cette nature. Elles ressortissent à l'esprit, ou plutôt à la morale ; car la morale constitue l'essence de la religion.
Dans ce passage, après s'être conformé à l'idéal indien de la recherche du moksha, c'est-à dire de la « délivrance » - de la libération de l’enchaînement des existences, Gandhi précise que, toutefois, ce dont va être question dans son Autobiographie n'a rien d’ésotérique, ni ne relève du mystique ou du rapport intime entre la créature et le Créateur. Non pas que Gandhi méconnaisse un tel niveau du spiritualisme (« Il est des choses qui ne sont connues que de soi seul et du Créateur »), mais elles relèvent d'une expérience difficilement transmissible, en tout cas pas communicable, alors que Gandhi conçoit sa démarche morale et spirituelle de façon pratique, et comme étant entièrement communicable et transmissible. Cette absence de toute dimension exotérique dans l'ascétisme gandhien constitue un élément ultérieur de celui que j'ai proposé tout à l'heure de qualifier de son matérialisme. Cela comporte que les exercices spirituels gandhiens se font au grand jour, sous le regard publique (ses proches, son entourage, la communauté ou l'ashram dans lequel il se trouve, etc.) et non pas « dans le secret du cabinet », mais dans une dimension éminemment relationnelle, c'est-à-dire morale. Nous avons là une première torsion fondamentale, voire une première entorse gandhienne à la tradition spirituelle indienne dominante, à travers la thèse selon laquelle la morale prime sur mysticisme, sur l'ascétisme ou sur toute autre pratique en matière de religion. Non pas que la religion se réduise à ses yeux à la morale, mais celle-ci en constitue « l'essence », dans la vision gandhienne. Le corollaire d'un tel axiome stipulant l'essence morale de la religion étant qu'il n'y a pas de salut individuel, au sens du moksha. Davantage : le lieu de mise à l'épreuve d'une attitude spirituelle passe nécessairement par la relation à autrui. La morale, au sens d'une conduite publique, est le lieu de véridiction de la quête spirituelle. Il n'y point de salut privé. C'est là le sens de la notion d’expérience de vérité, comme Gandhi va le préciser dans le passage suivant de l'introduction à son Autobiographie :
Seuls, les sujets de religion que peut comprendre tant l'enfant que l'adulte, auront place dans ce récit. Si j'arrive à les décrire dans un esprit d'humilité et sans passion, maint autre expérimentateur y puisera nourriture et soutien dans sa marche en avant. (…) Je ne prétends à rien de plus que le savant qui, s'il mène ses expériences avec un summum d'exactitude, de précision, de minutie, ne pose jamais ses conclusions, mais garde l'esprit ouvert en face d'elles .
Deux remarques s’imposent ici : on voit Gandhi prôner l'adoption d'un esprit expérimental dans la pratique spirituelle même. Au lieu d'opposer spiritualisme et scientificité, tout se passe comme s'il se proposait de transposer quelque chose d'essentiel de la méthode scientifique – la méthode expérimentale, procédant par hypothèses, falsifications, révisions, etc. – au cœur même de la praxis morale. Ce qui fait de celle celle-ci, nécessairement, une « morale provisoire », et, en même temps, nécessaire, car on ne peut légitimement s'appuyer que sur ce qu'on a soi-même expérimenté et vérifié subjectivement. Autrement dit, la morale n'a rien d'un idéal régulateur. Elle n'est ni une sublimation ni une injonction surmoïque à laquelle il faudrait essayer de se rapprocher le plus possible, mais l'application, la mise à l'épreuve et l'ajournement, quand nécessaire, de ce qu'on a pu éprouver autant sur soi que dans la relation avec autrui.
Deuxième remarque : cette morale doit être à portée d'enfant. Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Non pas uniquement qu'elle doit être formulée en termes clairs et accessibles, mais qu'elle doit garder quelque chose d'infantile dans sa propre démarche immanente. Gandhi insiste sur ce point, à plusieurs reprises, dès l'introduction à Mes expériences de vérité.
Or, cette insistance sur l'enfant comme sujet de véridiction d'une morale va se révéler fondamentale, car cela implique que la morale n'a rien à voir avec une quelconque maturité, ou sagesse. Au contraire, la morale représente une sorte de régression à l'enfance, une mise en suspens – encore au sens de l'épochè – du savoir, de la bienséance, des réglés admises et, surtout, de la croyance, propre à l'adulte, d'avoir acquis un stade supérieur dans le rapport au monde et à ses réalités. Le philosophe indien Ashis Nandy a insisté, à juste titre, sur le fait que la pensée gandhienne véhicule une critique prégnante et multiforme de l'idéologie de l'adulthood, ou de la maturité. Il y a bel et bien quelque chose de rousseauiste dans l’insistance de Gandhi sur l'Enfant comme génie moral. Mais non pas au sens d'une innocence ou d'une incorruption originaire, comme chez Rousseau. Plutôt au sens d'une réévaluation de ce qu'il y a d'anarchique chez l'enfant, au sens étymologique du terme : sans archè, sans principe de commandement préétabli. L'analogie inattendue entre l'enfant et le moraliste s’appuie, chez Gandhi, non pas sur la nature prétendument incorrompue de l'enfant, mais sur l’attitude enfantine à mettre en cause toute évidence établie, sur sa liberté polymorphe, sur son sentiment de coappartenance au monde, humain et non-humain, de sorte que l'enfant fonctionne comme un malin génie pour le chercheur de vérité, un agent du doute et de la remise en cause des évidences, entendant par-là, bien entendu, non pas tellement l'enfant empirique mais l'enfant dans l'homme. Dès lors, toute morale qui résulterait incompréhensible du point de vue de l'enfant est nécessairement suspecte, voire fausse.
On rencontrera nombre d'exemples de l’infantile comme lieu de véridiction, dans son l'Autobiographie de Gandhi, et on devine facilement la portée anthropologico-politique de cette position, en raison du contre-pied qu'elle prend par rapport à l'idéologie coloniale, selon laquelle le colonisé serait, au juste, un humain resté en état de minorité, un enfant à éduquer et à élever. Gandhi s'écarte radicalement d'une telle perspective, omniprésente dans le discours colonial, allant jusqu’à la renverser, en misant sur l'infantile comme force de questionnement, principe d'instabilité et de remise en discussion de l'ordre établi. En ce sens, le gandhisme participe, à sa manière, à cette émergence de l'enfant et de l'infantile, contre l'idéal évolutionniste du XIXe siècle, qu'on retrouve en Europe, outre que chez Rousseau, dans la pensée romantique, jusqu'à chez Nietzsche et Freud.
Il se peut même qu'il y ait quelque chose de burlesque, dans la posture gandhienne, qui d'ailleurs rencontrera Charlie Chaplin... j’y reviendrai…
Alors, ces prémisses étant posées, voici comment je me propose de procéder : je tâcherai de traverser quelques points saillants du parcours et de la pensée gandhienne en envisageant celle-ci comme un procès de décolonisation radicale, investissant aussi bien la dimension personnelle-subjective que le niveau transindividuel et collectif. Autrement dit, il s'agirait de saisir l'invention gandhienne comme étant à la fois une décolonisation de soi et une proposition de décolonisation générique, en interrogeant les points d'articulation entre ces deux niveaux à première vue distincts. En ce sens, l'Autobiographie va se révéler un texte crucial, même si elle s'arrête autour de 1921. Et une autre catégorie, outre celles déjà évoquées d' «expérience », de « vérité » et d' « enfant », la catégorie de « corps », va se révéler absolument nodale pour assurer le passage constant du niveau subjectif au niveau objectif de ce processus de décolonisation de soi. On constatera en l'omniprésence et la transversalité de la question du corps dans le dispositif gandhien, au sens large du corps libidinal, et, encore une fois, autant singulier que collectif.
J'aborderai cette question de la centralité du corps – qui rapproche paradoxalement Gandhi de Fanon, l'autre grand penseur du corps décolonisé, ou décolonisable, – la prochaine fois notamment, à propos de celle qui demeure probablement l'invention philosophico-pratique par excellence de Gandhi, le satyagraha, ou la « saisie de la vérité ».
Pour aujourd'hui, à titre de prologue, il me reste à introduire la première période de la vie de Gandhi, la période indienne, qui n'occupe que 12 des 206 chapitres de la version finale de son Autobiographie , et qui couvre ses premiers 18 ans.
Partons donc d'un rappel de sa situation biographique de départ, qui à vrai dire laisse difficilement imaginer les soubresauts et les dérives créatrices de son destin à venir. Mohandas Kamarchand Gandhi naît en effet, en 1869, dans un microcosme plutôt homéostatique, la petite ville de Porbandar, au Gujarat, au sein d'une famille de caste intermédiaire (les Modh Bhai, alors que les Gandhi étaient négociants en épices), mais qui s'était « anoblie », depuis deux générations, en fournissant des ministres aux principautés locales. La ville natale de Gandhi, Porbandar, faisait partie du réseau de petites villes princières de la péninsule de Kathiawar. Comme dans d'autres territoires relativement périphériques du sous-continent, cet espace immense, peuplé de quelques 300 millions d'habitants, que les Britanniques n’administraient qu'avec 6000 fonctionnaires (et jusqu’à 250.000 militaires, entre troupes régulières, coloniales, et police), elle jouissait d'une autonomie substantielle, et la présence coloniale y était, sinon tout à fait abstraite, quelque peu lointaine, incarnée qu'elle était par les tribunaux et les instances administratives basées à Ahmedabad, chef-lieu de la région, et important centre d'industrie textile. Quoi qu'il en soit, le jeune Gandhi, cadet d'une fratrie de quatre enfants, dont trois garçons – son père Kamarchand Gandhi, l'avait eu de sa quatrième épouse, Putilabai – aurait pu suivre tranquillement la voie paternelle, et tenter de devenir ministre ou premier ministre (Diwan) d'une des petites principautés, reliées entre elles, du Kathiawar. Son enfance semble se passer sans événements majeurs, jusqu'à son « mariage d'enfants », à l'âge de 13 ans, avec Kasturbai, qui l’accompagnera jusqu'à la fin de ses jours. On ne retrouve aucune mention marquante de la situation coloniale dans le récit gandhien de son enfance et de sa première jeunesse, juste quelques allusions indirectes. Son existence semble se couler dans un sillon bien tracé, si ce n'est que la mort de son père, intervenue alors que Gandhi a 16 ans, jette finalement une ombre au tableau. Son père n'était plus tout jeune, et ne s'était jamais remis d'un accident qu'il avait eu quelques années auparavant, mais tout laisse croire que sa mort ait déstabilisé le jeune Gandhi, qui à l'époque ne brillait guère, ni dans les études, ni pour sa constitution physique ou la trempe de son caractère. Le récit de la mort de son père place celle-ci sous le signe de la honte et constitue une sorte matrice de l'opposition à venir entre aspiration morale et pulsionnalité. Je vous le livre :
Il était dix heures et demi ou onze heures du soir. J'étais en train de masser mon père. Mon oncle s'offrit de me relever. J'acceptai sans me faire prier et gagnai aussi tôt ma chambre à coucher. Ma femme, la pauvre, dormait profondément. Mais quel droit avait-elle de dormir, lorsque j'étais là ? Je la réveillai. Au bout de cinq ou six minutes, cependant, le serviteur vint frapper à la porte. Je sursautai, pris de crainte.
Je ne savais que trop qu'il était au plus mal, et je compris donc ce que « très mal » signifiait en cet instant. Je sautais de mon lit.
Je courus à la chambre de mon père. Je compris que, si la passion bestiale ne m'avait pas aveuglé, la torture d'avoir été loin de mon père, à ses derniers moments, m'eût été épargnée. La mort l'eût trouvé dans mes bras, pendant que je le massais. Mais non, ce fut mon oncle qui eut ce privilège. (…)
La honte, dont j'ai parlé dans un précédent chapitre, c'est d'avoir cédé au désir charnel jusqu'à cette heure critique où mon père était à la mort, et qui eut exigé mes vigilants offices.
C'est là une tache que je n'ai jamais pu effacer ni oublier, et j'ai toujours pensé que ma dévotion pour mes parents avait beau être sans limites (au point que j'aurais donné n'importe quoi pour elle), elle n'en était pas moins mesurée, elle n'en était pas moins été prise en défaut, du fait que mon esprit s'était en même temps abandonné aux griffes du désir. Je me suis donc toujours considéré comme un mari appesanti de désir charnel, quand bien même fidèle. Il m'a fallu longtemps pour me libérer des chaînes du désir et j'ai dû, avant de les vaincre, passer par maintes épreuves .
Une fois de plus, il faut éviter de lire ce passage, climax de la première partie de l'Autobiographie, avec les outils herméneutiques immédiatement disponibles de la culpabilité ou du traumatisme. Gandhi ne commet en fait aucune transgression. Il sait son père mourant, mais accepte d'aller se coucher, vraisemblablement dans l'intention de réveiller sa femme pour avoir un rapport avec elle (dont on apprendra par ailleurs qu'elle était à la fin de sa grossesse, et que l'enfant mis au monde ne survivra que trois ou quatre jours). Gandhi avait d'ailleurs déjà fait allusion, dans les chapitres précédents, au fait qu'il avait été un jeune mari trop fougueux et trop porté sur la chose (critiquant en passant la « cruauté » de l'institution du mariage d'enfants, qui jette trop les enfants, tout juste pubères, dans le bain sexuel), mais sa critique de l'impulsion sexuelle revêt, d'ores et déjà, un caractère essentiellement économique, au sens de la métapsychologie freudienne. La sexualité n'est pas un mal en soi, elle n'est pas un péché ou une marque de l'imperfection humaine, mais elle absorbe, détourne et finalement pervertit les énergies spirituelles, c'est-à-dire relationnelles et c’est en cela qu’elle est « bestiale ». Dans cette scène, en réalité, l'envie sexuelle détourne son sujet aussi bien du père mourant, que du respect pour sa femme endormie, que de l'enfant que celle-ci porte. La pulsion sexuelle produit un esseulement du sujet et un repli sur soi, une fermeture de l'homme au monde. Autrement dit, on n’est pas ici dans le schéma chrétien opposant la chaire à l'esprit, mais plutôt dans une sorte d’équivalence/concurrence entre la pulsionnalité et la spiritualité, considérées comme relevant d'une seule et même dimension, et donc concurrentielles entre elles (pas de dualisme, chez Gandhi, comme chez la plupart de penseurs indiens, notamment ceux proches de l’Advaita Vedanta, si influent entre la seconde partie du XIXe et le début du XXe siècle en Inde). Comme on pourra le voir par la suite, les multiples technologies du soi mises en place par Gandhi pour conjurer la virulence de la sexualité et de la pulsionnalité plus en général se fondent sur l'idée qu'il existe une seule et unique énergie transitant du pulsionnel au spirituel. Faut-il, dès lors, comparer cette conception à celle de la libido freudienne ? Pour l'heure je signalerai plutôt une différence essentielle entre la conception freudienne et gandhienne : chez Freud, du moins chez le Freud du premier dualisme pulsionnel, les pulsions sexuelles jouent un rôle potentiellement menaçant pour l'autoconservation et pour le Moi ; alors que chez Gandhi s'est presque l'envers : le sexuel renforce le Moi, le coupant du souci d'autrui, le branchant sur un objet qui en réalité remplace le monde, et c'est sur cette base philosophique qu'il est critiquable. Pour le dire autrement, il y a un égoïsme du sexuel et une affirmation moïque derrière tout mouvement pulsionnel. Et c'est donc, dans la perspective d'un dépassement du Moi, qu'il convient de maîtriser la sexualité, et non pas au nom d'une défense du Moi. Gandhi est bien, sur ce point, fidèle à la tradition indienne qui considère le Moi comme étant l'obstacle par excellence à toute connaissance de soi.
Quoi qu'il en soit, le récit de cette première période de sa vie nous livre un sentiment d'insatisfaction de soi, de la part de Gandhi, et d’enfermement, de stase, plutôt que d’oppression ou de révolte contre l’ordre établi. La mort de son père complique son accès à une carrière administrative au Gujarat, d'autant plus qu'il y a aussi ses frères à caser, et que Gandhi s'est révélé un élève assez médiocre au lycée, souffreteux et volubile. Ainsi, la décision de partir pour l'Angleterre pour y faire des études de droit, afin de revenir avec une position plus solide, lui apparaît comme une échappatoire et une chance de se soustraire à une situation enkystée. Elle n'a rien d'une opposition frontale à son milieu, ni d'une adhésion enthousiaste aux idéaux de l'Occident. Lorsqu'il 'embarque pour Londres, en septembre 1888, cela ressemble davantage à une ligne de fuite qu'à une décision motivée ou investie idéalement, et aucune velléité politique ne l'anime consciemment. Paradoxalement, c'est toutefois pendant son séjour à Londres, que Gandhi commencera à questionner son indianité, à prendre la mesure de la situation coloniale et à produire à la fois les premiers écarts par rapport à cette dernière. Autrement dit, comme on va le voir, à travers une série d’exemples, la prochaine fois, c'est en Angleterre que commence à la fois la colonisation et la décolonisation de Gandhi, se deux processus de faisant en parallèle, par identification et désidentification au monde de l'Empire colonial, et c’est dans ce parallélisme, dans cette sorte de non-dualisme entre colonisation et décolonisation de soi que réside une des clés de l’énigme gandhienne.
Livio Boni